SAFARI-REPAS //

Samedi soir 4 mai, Safari-repas des Maratouristes. Pensez à bien vous inscrire auprès de Philippe et à choisir une étape d’accueil (apéro, entrée, plat ou final…) / week-end des 22 et 23 juin, pique-nique des Maratouristes

vendredi 13 novembre 2015

Grand Raid de la Réunion, le superbe compte-rendu d'Antoine Guillon vainqueur

Diagonale des Fous 2015, ou « L’extra trail des Fous ! »
Puisque l’ultra c’est extra, qu’extra c’est « au-delà de », que de toutes façons « ultra trail » est une marque, l’extra trail me paraît tout indiqué pour définir ces si longues aventures qui nous passionnent. En avant donc !
« PNC début descente », le sourire étire mes lèvres, c’est mon 9ème voyage sur l’île de la Réunion, le rendez-vous qui m’attend est marqué d’une croix rouge sur le calendrier.
Chaque année depuis 2007, je me prépare pour courir la Diagonale des Fous, un des plus fameux extra trails au monde, qui rassemble les passionnés, les fous, les hommes et femmes en quête de défi, mais aussi la population locale qui donne à cette épreuve une saveur hors du commun en créant par son enthousiasme une atmosphère digne des jeux du cirque, et pour cause nous allons traverser celui de Mafate entre autres, le cœur de l’île.
L’édition s’annonce inédite, le volcan applaudit déjà à coup de salves de lave éclatante, car les prétendants au titre sont nombreux et de niveau très homogène, tant chez les hommes que chez les femmes. 
Avec Anne et mon ami Coincoin, nous récupérons nos valises, les dernières du tapis. En rigolant, nous disons « derniers à la sortie de soute, premiers à l’entrée Redoute ». Si nous avions su alors…
Anthony Bruni nous accueille, mon sponsor location de voiture de Saint Louis, raider et champion de Rallye est heureux de me retrouver chaque année pour cette semaine de folie. « C’est Fou ! » est d’ailleurs son slogan. En quelques minutes nous savons tout ou presque sur le terrain, les favoris, la météo, ce qu’il est important de reconnaître, bref, nous plongeons intégralement dans le bain Grand Raid, sans bouée pour nous retenir.
Nous prenons nos quartiers au Vacoa à l’Ermitage au milieu d’autre trailers. Nous sommes à 9 jours du départ. Recos, visite fantastique au volcan, repos, montagne de riz et poisson frais, la vie est belle.

Jeudi 22 octobre, 22 heures, St Pierre, les dernière secondes sont égrainées par notre maître speaker Ludo et une foule inimaginable. C’est parti !! 
5 km de littoral bordés d’un public hurlant, la marée humaine des 2 600 raiders fait pâle figure au milieu de ce monde gesticulant. Les tympans menacent de vriller, je pense même prendre les bouchons pour 2016 car je suis à la limite de la douleur, il faut le vivre !
Le calme reviens peu à peu, nous ne parlons quasiment pas, encore secoués par les décibels, tout en nous élevant vers Domaine Vidot, 14km et 660m+. J’y arrive plus vite que prévu, 1h11 étonnamment bien, avec Cyril Cointre. Echange de bouteilles avec Anne, j’emporte de la patate douce et regagne le sentier derrière 8 coureurs. La nuit est douce, je ne porte que mon ultra carrier manches courtes et un short. Les premiers sentiers font leur apparition, puis les ravines techniques où je ferme la marche d’un groupe de 5 dont Iker Karrera, Gédiminas Grinius, Diego Pazos et Coincoin. 
Nous courons beaucoup dans les côtes, je me félicite d’être allé cet été en altitude et d’avoir persévéré dans cette voie en septembre. Je me trouve en super forme et ça me plaît bien…

Notre Dame de la Paix, 24 km, 2h35, l’avance augmente sur mes prévisions de manière importante. Ombeline Blanc gère mon ravitaillement et celui de pas mal de coureurs, c’est une vraie pro en la matière, habituée à suivre son fou de mari Pascal qui vient d’établir le record de la traversée des Alpes en juillet, son 2ème défi géant après le Run Trip de la Réunion.
Le froid s’intensifie, j’en fais part à Coincoin qui lui, grâce à son fin duvet de canard ne sentirait pas même la grêle. Il est sans doute le volatil le plus haut du monde, avec un Everest inachevé à 8 600m, chapeau ! Nous grimpons les alpages en direction de Piton Sec, l’humidité nous enveloppe alors que nous passons à côté d’un gros feu de camp alimenté par un groupe de Réunionnais déchaînés « Grand Raid lé là, la Réunion lé là, allons allons !! ». Nous rattrapons Jean Hugo Hoarau et courons un bout ensemble. Après une semaine partagée sur le Marathon des Sables, c’est un plaisir de papoter sous les étoiles. Au loin nous apercevons les petites trouées des frontales du grand ibérique et de Grinius. Ce dernier m’impressionne après sa victoire au Fuji seulement 4 semaines avant. D’après Coincoin, ça sera dur pour lui de tenir, nous verrons.

Piton Sec, 34 km, 3h53, 7ème, je me ravitaille seul puis je décide d’enfiler mon coupe vent, la veste étanche reste au fond du sac au cas où. La chaleur se répand immédiatement sur le haut du corps, je savoure ce confort. Du coup quitte à m’arrêter un peu je positionne mes écouteurs et lance la musique. Ah que je suis bien d’un coup pour 45 secondes de pause !

Coincoin s’est barré à tir d’ailes, les frères Camus lui ont emboîté le pas, je file à leur poursuite. Je constate que je suis dans un grand jour en revenant sur le duo rapidement sans trop monter dans les tours. Un peu de technicité en côte où je cours en continu, puis la longue portion de route qui la suit où j’avale le macadam avec aisance me le prouvent définitivement.
Piton Textor, 40 km, 4h36, 8ème, la pause à peine marquée, je m’évade sur le GR rocheux, talonné par les frères Camus, Coincoin en ligne de mire. J’aime beaucoup cette descente au milieu des alpages, les yeux des vaches trouent de lucioles rouges l’obscurité totale. Garder un œil au sol est impératif si je veux éviter de m’accrocher aux barbelés qui délimitent l’étroit sentier glissant. Les cuisses répondent parfaitement, j’en profite pour accélérer, distançant peu à peu Sylvain et Sébastien. Quelle chance cette année, point de pluie pour rendre cette partie horrible. Le ciel est toujours dégagé, même sur ma gauche où culmine le Piton des Neiges. Nous passerons à son pied d’ici 2h, j’espère simplement que le temps ne changera pas, ce serait top pour les pieds, et le reste !
Sur la route de Plaine des Cafres, Janick Sery se ravitaille, c’est un des deux réunionnais prétendant à la victoire, 6 fois vainqueur du trail de Bourbon. Plus loin, je distingue la silhouette de Cyril qui se détache sur fond de brouillard éclairé par les phares de voiture. La vision est digne de « rencontre du 3ème type », il est pas mal dans le rôle de l’extra terrestre mon Coincoin avec son troisième œil sur le front et ses bandes réfléchissantes ! Je le rejoins pour un ravito express avec Anne, bouillon, patate douce, semoule chocolatée, banane…

50 km, 5h32, 7ème. Rebelote, mon canard s’échappe, les Camus emboîtent, je file.
Cette fois j’attaque un poil, je les dépasse tous, y compris Freddy Thévenin, je suis alors 5ème. Cap vers Kervéguen, 1000m de d+ sur un sentier qui longe un gouffre vertical. C’est technique, habituellement glissant, mais aujourd’hui, même sans semelles Vibram, mes Hoka Rapanui sont idéales. Freddy et Cyril sont sur mes talons tandis que je mène un bon rythme à la poursuite d’Iker que nous apercevons au gré du profil tourmenté. Ravines, roche glissante, racines, rondins, échelles, ça me rappelle mon enfance dans les carrières de calcaire ou je jouais à Tarzan des journées entières, les cheveux emmêlés piqués de feuilles sèches. Je rejoins Iker, puis Grinius qui semble accuser le coup, et enfin Diego. Seul Iker s’accroche à notre trio lorsque nous basculons dans la descente abyssale de Mare à Joseph. 1,8km, 900m négatif, c’est dire la pente qui nous avale littéralement dans son antre sauvage où la végétation semble avoir signé un pacte avec la montagne contre l’intrusion humaine. La trace étroite virevolte au milieu des éléments hostiles, de sournoises flaques d’eau inévitables trempent nos semelles pour mieux nous faire glisser sur les barreaux métalliques des échelles. Il faut sauter, freiner, s’accrocher, relancer, jouer les équilibristes, le jeu est captivant et j’entends toujours les pas d’Iker au dessus de moi. Je rattrape Maxime Casajous qui avait terminé 3ème du Grand Raid 6666 dans le Caroux, et me voici 1er !! Incroyable, quelle aventure je vis aujourd’hui !

Presqu’arrivé en bas, j’apprends que Coincoin a chuté de manière spectaculaire, il est heureusement reparti. Ca me fait curieux d’entendre dire de moi « voici le premier ». Le rythme est rapide.
61 km, 7h36, 1er. Je me ravitaille et recours aussitôt à la suite d’Iker et Freddy. C’est à 3 que nous parvenons à Cilaos en 8h01. Je me ravitaille copieusement juste avant de pointer, laissant les autres entrer dans le stade. Ludo Collet est là, il me couve comme une mère poule, Anne me donne tout ce dont j’ai besoin, sans oublier la boisson Effinov qui est mon carburant d’excellence. Je suis calme.
Traversée du stade, sortie dans la ville, direction cascade Bras Rouge 500m plus bas, un de mes passages préférés. Freddy et moi nous sommes engagés les premiers dans la descente, aussitôt repérés par un hélicoptère qui accompagnera notre progression durant 40 minutes. Je n’ai jamais été aussi rapide en 9 ans, et je me sens tellement bien ! J’ai l’impression que Freddy peine un peu à suivre. En contrebas à 5’, se suivent Iker, Coincoin et Diego, cela me paraît irréaliste. L’ambiance au Pied du Taïbit est pourtant bien réelle, l’excitation est à son comble, un réunionnais est en tête du Grand Raid et je suis accueilli tout pareil en tant que réunionnais de cœur. 

72 km, 9h03, 1er. Nous continuons notre ascension jusqu’au col du Taïbit, 770m+, sous une chaleur supportable mais en nette progression. Sébastien Henri, l’extra trailer et podologue de Saint Maximin la Sainte Baume nous suit avec sa Gopro pour Canal Grand Raid. Je relance en courant dès que la pente diminue, d’autant plus souvent que l’ombre bienfaisante des arbres me redonne la pêche. Nous nous trempons au jet d’eau offert au bord du sentier, puis c’est en courant que je quitte ce lieu de baignade improvisée. 
Quelques minutes s’écoulent, je me retourne et constate que Freddy a décroché. Cette fois, j’ai pris les devants pour de bon, c’est à la fois excitant et source de bien des interrogations. Est-ce que mon ressenti aurait perdu de sa finesse, dois-je accélérer encore un peu pour me rendre hors de vue, comment gérer la prochaine descente ?
Sébastien me dit que je grimpe à plus de 1000m/h, que je suis sur les bases de Killian et François d’Haène. En 52’ j’atteins le sommet, point de non retour dès lors que je descends vers Marla. La bouffée de chaleur que je prends en pleine figure est comparable à celle de l’ouverture du four à pain familial. Le sentier est d’abord très pentu et serré, puis il s’élargit confortablement et s’ouvre sur une vue magnifique, le petit îlet de Marla, le Col des Bœufs juste à côté. 

Marla 78 km, 10h19, posé comme un gros bourdon sur un écrin de verdure, l’hélicoptère qui me suivait a libéré quelques journalistes qui me pressent de questions. Je dois à la fois rester lucide sur mon ravitaillement et pour leur répondre. J’apprends que je comptais 4’ d’avance au sommet, c’est en bonne voie.
Le Col des Bœufs, j’ai prévu de le courir à bon rythme tant que la chaleur est supportable. J’aime ce sentier bourré de rondins de fortune fichés dans la boue séchée sans rochers cachés pour trébucher, se scratcher, où avancher, oh pardon, où avancer est plus aisé ! L’hélicoptère a repris son envol, les bœufs du col partent au galop devant moi, l’image est belle, leurs dos cuivrés brillent au soleil, les hautes herbes sont couchées par le ventilateur géant qui me fixe de son œil globuleux. 

Le terrain monte à présent sévèrement alors que je distingue au loin une ligne de spectateurs et de bénévoles juchés au sommet. Quelques arbres couverts de cheveux d’ange distillent encore un soupçon de fraîcheur que j’aspire goulûment comme une denrée rare énergisante. Ca y est, me voici tout près à recevoir les encouragements au point culminant. En me retournant, je vois Freddy et bien plus loin Iker puis Coincoin. Mon Waami est toujours dans le coup, courageux Cyril qui cuit au soleil comme magret au barbecue. Allez mon Coincoin !
La descente suivante est vraiment cool, rapide et dégagée. J’en profite plutôt pour temporiser un peu et manger à mon aise, ce que je n’avais pas pu effectuer avant. 

Sentier Scout, 88 km, 11h44, je ne m’éternise pas et continue mon chemin en pensant à ce qui m’attend, de Grand Place les Bas au Maïdo. Je sais à présent comment gérer cet enchaînement diabolique.
Ilet à Bourse, 95 km, 12h45, l’accueil est encore une fois formidable. Je pioche dans quelques assiettes à la recherche de banane et apprends que Freddy se rapproche à 2’. Je m’éloigne aussitôt avec la ferme intention de ne pas le laisser recoller, l’enjeu est de taille à présent. D’énormes bambous bordent en paquets le chemin, un petit air asiatique plane ici qui ne me déplaît pas. C’est l’entrée à Grand Place Ecole. Je remplis mes bouteilles à fond, 1l au total, pour tenir jusqu’à Roche Plate. Le ciel s’est couvert, offrant des conditions idéales pour affronter les murs à venir. 
Je grimpe jusqu’à Grand Place les Hauts, 450m+ de grosses marches. Derrière moi, alors que l’hélico filme mon avancée, je ne vois personne, même après 10mn, c’est rassurant mais je ne peux pas me permettre de ralentir. Dès le sommet franchi c’est aussitôt une pente sévère qui serpente en virages serrés jusqu’à la Roche Ancrée 500mplus bas. Le sol sec et sableux dérape méchamment, je loupe plus d’un virage en me rattrapant de justesse ; je fais même une sortie de route qui me vaut de terminer plaqué contre un arbre rabougri. Je remonte en rampant le petit talus pour reprendre ma course folle. Je suis encore très bien, je m’éclate vraiment mais je ne pense pas à l’arrivée, je suis simplement porté par mon bien-être du moment, à l’écoute de mon corps.
Les tentes des secours égayent de leurs toits colorés les bords de la rivière. Je traverse à gué tout en m’arrêtant le temps de me rafraîchir. Les marches d’escaliers annoncent clairement l’intention de la montagne de faire plier l’échine aux envahisseurs. Le nez dans la pente, le visage ruisselant de l’eau bénite, je gravi comme je peux cet infernal obstacle. Le rythme est encore très efficace, je guette régulièrement le passage du prochain coureur à la rivière, deux hélicos exécutent un ballet incessant autour de moi. Après 12’, je perds de vue Roche Ancrée où personne n’a encore pointé derrière moi, c’est bon. Toujours à rythme soutenu, maintenant accompagné d’un coureur en liaison radio, je me hisse jusqu’à Roche Plate. J’apprends que je compte 20’ d’avance, excellent. Je sais pourtant que le moindre écart alimentaire, le moindre coup de chaud ou un excès de zèle se paye cash, je me concentre.

Roche Plate, 106km 15h05, je compte à présent 52’ d’avance sur mon tableau de marche, du jamais vu pour le petit Guillon. J’applique ma stratégie visant à ne pas couper mon effort, je ne m’assoie pas, juste faire le plein d’eau et récupérer la patate douce cuite par Anne-Marie de Running Conseil. Je file sous les hyper encouragements des équipes bénévoles et de Denis Boullé, directeur de course.
Sébastien Henri m’accompagne une nouvelle fois, entouré de plusieurs réunionnais qui ne cesseront de marcher aux côtés des coureurs jusqu’à la nuit, c’est la fête du trail, la fête de l’île. Exactement comme lors de ma reco de la semaine précédente, je mets 20’ jusqu’à la Brèche. La couverture nuageuse est une aubaine. Je peux manger sans danger de troubles digestifs. Le sentier est parfois encombré de roche où je m’efforce de trouver la meilleure trajectoire afin de rester fluide. Ce petit jeu de piste m’occupe. Après le passage des 50% de pente, le terrain s’adoucit fréquemment, j’en profite pour courir, ce qui a pour effet de désengorger mes muscles. L’info tombe à la radio, j’ai 32’ d’avance sur Iker, cela me paraît soudain inouï, je connais la suite, elle doit me permettre de gazer jusqu’à la Redoute, oui, il y a enfin une chance de réaliser ce rêve Fou.
Une foule adorable m’acclame à la sortie du cirque, j’y suis et je cours immédiatement en fendant la troupe qui me pousse. Je suis devenu leur coureur Pei et cela me remplit de fierté. La montée depuis Roche Plate ne m’aura pris qu’1h23. Après une dizaine de minutes le long du rempart je retrouve Anne pour un ravitaillement posé mais debout ! Je me prête au jeu de l’interview tout en mangeant semoule, banane, patate douce et en buvant correctement. D’un clin d’œil, je fais comprendre à Anne qu’il n’y a pas d’inquiétude à avoir, je suis bien. Je repars jusqu’au pointage et m’enfonce dans la forêt de Tamarin.
Maïdo, 112 km, 16h46, 7747m+ plus que 52 km et 2 200m+, une autre course. Je suis plus tranquille dans cette descente d’abord entrecoupée de petites bosses. La fatigue musculaire est à fleur de peau, les cuisses encaissent avec un peu plus de mal des marches en rondin qui coupent la piste. Je connais bien les lieux, il n’y a qu’à chercher les dernières ressources de souplesse pour me débarrasser honorablement de cette section pénible. Arrive enfin le bois de goyaviers magnifiquement entretenu. Le sol est carrément balayé, les bordures en bois tressé sont d’une élégance surprenante. Un groupe de coureurs m’attend plus bas, je suis quasiment sur les hauts de Sans souci. On m’annonce 34’ sur Iker, c’est top. Je dois certainement m’enfermer dans ma bulle quelques instants, suffisamment pour manquer de vigilance, buter sur une racine et m’envoler du coup vers mes soucis. Le sol étant recouvert de racines entremêlées, je décide en une fraction de seconde d’épargner mes jambes. La réception au sol est très violente, je vois des étoiles, mon ventre s’embrase d’une douleur fulgurante tandis que ma main droite m’envoie un signal de détresse. 
En me relevant, j’ai l’impression de m’être cassé la cage thoracique, mais je m’étire en respirant un bon coup, ce qui libère immédiatement le diaphragme. C’était sans doute une crampe du diaphragme occasionné par le choc, ouf. Quant à ma main, son petit doigt a pris une position d’anémomètre sans vent, inerte. Le creux de la paume est marqué et très douloureux au moindre mouvement. Je trottine de nouveau devant l’inquiétude du groupe qui devait croire ma fin toute signée. Les gars n’en reviennent pas, pas question de céder.
Je visualise le reste du parcours, ce sera compliqué entre Ratineau et la Kala, puis dans la descente du Colorado. Qu’à cela ne tienne, je serai prudent sur ces sections puis je m’imposerai un rythme fort en dehors.
Anne m’attends à l’école de Sans Souci, 126 km, 18h19. Je lui montre la main abîmée, rien à faire pour le moment, l’essentiel est de ne pas perdre de temps. Elle m’informe du retour de Sébastien Camus à 38’ au Maïdo. Avec la chute, il doit m’avoir repris encore quelques minutes, j’ai intérêt à ne pas moisir ici. Enfin, elle me dit que Grinius a abandonné ! Pas possible ! Ca veut donc dire que je peux reprendre la première place du World Tour !! Un double titre s’offre à moi…

Je suis d’abord un peu inquiet à cause de ma main, des idées noires tentent de se frayer un chemin dans mon esprit, j’essaye de ne penser qu’à mon rythme. Malgré tout, je dois m’adapter à cette nouvelle donne, ma main me gêne et j’ai peur de glisser. Peu à peu, en m’approchant de la Rivière des Galets, je reprends confiance. Je vois vite quelles sont les limites d’utilisation du membre meurtri, je trouve la parade pour attraper la bouteille, la dévisser et la remettre en place après coup. Heureusement que les impacts de la course ne déclenchent pas de douleur.
Une grande échelle s’impose devant moi pour franchir un mur de 4m. La bonne blague, je peste un peu mais finalement je passe l’obstacle. Une motivation nouvelle s’empare de moi, je vais traverser Ratineau avec une seule main sans perdre une minute sur mes prévisions, ce sera comme un défi supplémentaire qui va m’occuper l’esprit, ce sera toujours cela de gagné pour m’approcher de la Redoute efficacement. Je décide alors d’aller de défi en défi jusqu’à l’arrivée.
J’alterne marche et course sur le Sentier de Bord qui s’élève entre les habitations et les cultures, les champs de cannes, un ranch, je me fais violence pour grappiller des mètres supplémentaires en trottinant. Je vire à gauche en direction de Ratineau. Le bout de descente en forêt est affreusement technique, ou merveilleusement selon son état. Dans le mien c’est un poil compliqué mais je m’aide de mon avant bras contre les troncs pour recaler ma trajectoire. Lors de certaines pertes de contrôle, je dérape jusqu’à glisser sur le dos en levant ma main. Ca passe finalement pas si mal et j’arrive à m’extirper sans encombre de ce fatras de rocher. J’accélère dès que je pose un pied sur la route. Anne me vois arriver en trombe.
Ratineau, 136 km, 19h45, j’ai réussi à gagner 7’ sur mon estimation, cela m’électrise, positivement. L’écart sur Sans Souci avec Sébastien était passé à 27’, mais avec la section réalisée depuis je dois avoir limité son retour. La Kala m’attend, sa sorcière ne me jouera pas de plus mauvais tour ; c’est donc avec confiance et énergie que je grimpe entre les cailloux. J’ai eu la joie d’être encouragé au fond de la ravine par le père d’Eric Clavery. Malgré l’abandon de son fils, il était là à m’attendre, c’est formidable, je pense sincèrement que nous vivons un sport exceptionnel, merci mille fois.
Je profite du jour pour tracer au maximum. Une fois descendu de l’autre côté, je décide de courir le plus longtemps possible plats rocailleux et petites côtes. J’y parviens, au milieu d’une végétation serrée qui complique le moindre écart pour ma main. La vue se dégage enfin sur le Port qui marque les abords de la Possession. Amorcer la descente me soulage, garantie de quelques kilomètres plus faciles. J’approche du but, j’ai hâte de connaître le dernier écart à Ratineau, il sera révélateur.
J’allume ma frontale par prudence alors que des coureurs viennent à ma rencontre pour m’escorter jusqu’à l’école Evariste de Parny. La foule y est compacte, c’est une ambiance énorme qui m’assaille, quel plaisir. 26’, rien n’a bougé entre Sébastien et moi, yes !!!
Possession, 144 km, 20h56, j’ai encore glané une minute sur mon estimation.
Je connais bien le Chemin des Anglais, ses dalles de lave en tous sens, ses 3 ravines, les sections courables si les jambes répondent encore à notre volonté. Je m’y engage rapidement et constate de suite qu’il m’est impossible d’appuyer ma main sur la cuisse pour aider ma progression, pas trop grave mais cela se traduira par une perte de temps. Du coup dans les côtes, je me force à courir 5 secondes puis à marcher le temps que les muscles se ré oxygènent suffisamment pour recommencer. J’opère ainsi jusqu’à Grande Chaloupe, 152 km, 22h00, j’ai perdu 2 minutes, ce n’est pas si mal, surtout qu’Anne m’informe que j’avais encore 26’ d’avance à la Possession.

Quitter ce point me fait tout drôle, la foule m’acclame longtemps après mon départ, cette fois c’est la dernière étape, l’ultime course vers la délivrance de cette poursuite infernale, en route vers la récompense d’une dizaine d’années d’effort, 40 000km de trail, plus de 2 millions de mètres positifs. J’y pense et cela me rassure, je pense aussi à tous ceux qui me suivent, quelques larmes me montent aux yeux, que je réprime pour distinguer sur ce pavage inégal la trace la moins douloureuse pour les pieds, celle qui me permet de courir encore quelques mètres. Après un quart d’heure d’ascension, je vois la frontale de Sébastien sur ma droite. Nous sommes à peu près à la même hauteur, il lui faut encore descendre la dernière ravine, la plus technique, pour parvenir au ravito. Je lui fais signe en balayant de ma main gauche le faisceau de ma frontale.
 
La pente est enfin moins raide, j’imaginais courir jusqu’à St Bernard, mais mes jambes couinent de tant d’effort. « Allez mes gambettes, encore une petite heure d’ascension et c’est fini, promis ! ». Comme précédemment, je compte les secondes, 20 cette fois que je me force à courir, curieusement, j’oxygène mieux mes muscles à cet exercice, ce qui se traduit enfin par de bonnes sections courues. Passée la barrière d’entrée dans St Bernard, une petite route bétonnée continue de me mener vers les hauteurs de la ville. Des groupes m’encouragent encore, les « Guillon champion du monde » fusent de partout. J’attaque enfin la dernière côte ; je dérape souvent sur le sable, et comme je ne peux appuyer sur ma cuisse je tombe sur le côté. Je dois rester calme pour trouver la solution, c’est dur, vraiment. L’apparition du plat est un soulagement, je n’ai plus qu’à me laisser glisser jusqu’au Colorado.
160 km, 23h33, je suis heureux d’atteindre ce poste, il n’y a plus d’effort à fournir, juste descendre. Les bénévoles sont ici pour une amplitude horaire énorme, près de 40 heures.
Je cours vers la descente finale, une dernière partie rocheuse. Sèche, l’adhérence y est limitée, mouillée elle est nulle. Heureusement pour moi, la première option m’est offerte. A mesure que la distance qui me sépare du stade diminue, les émotions m’envahissent. A mi pente, alors que je distingue pour la première fois le carré vert je réalise l’incroyable épopée, la série de 8 top 4, la victoire du GRR et celle World Tour. Cela représente beaucoup.

Ludo prépare mon entrée, j’entends sa voix rassurante et passionnée, j’imagine ma famille, les yeux rivés à l’écran pour vivre cette arrivée tant attendue et tous ceux qui espéraient… J’atteins la route, finis les sentiers et les pièges, je vais enfin en terminer.
Lorsque j’entre dans le stade de la Redoute, je me trouve face à une muraille humaine, une montagne d’amitié dont les flans s’agitent de bras tendus, la joie explose de tout ce monde en même temps que les feux d’artifices ; je suis conscient de vivre un moment rare lorsque l’arche d’arrivée se présente à moi, je vis une consécration, j’ai enfin réussi !
Je me laisse happer par la foule, je n’ai plus a lutter. Anne est là pour partager avec moi ce grand moment ; cette victoire est une réussite familiale et amicale, elle est d’autant plus savoureuse. Il me faudra du temps pour réaliser la portée de ce succès. Je répète ici mes premières paroles à l’arrivée :
Je dédie cette victoire à la Réunion, à tous ceux qui me suivent depuis des années, qui se reconnaissent dans les valeurs fortes qui nous entraînent au-delà de nos limites imaginables. 
L’extra trail nous emmène très loin tout en nous rapprochant.

Je remercie chaleureusement les organisateurs et leurs équipes de bénévoles qui font de cette manifestation un événement exceptionnel.
Merci à Waa pour cette saison si riche, pour ces 2 années d’aventures qui resteront gravées dans ma mémoire.
Merci à Hoka pour leurs chaussures de cabri, de kangourou, de jaguar, enfin bref, je peux courir partout comme un Fou grâce à vous ! Time to Fly, Nicolas Mermoud nous a offert à Anne et moi un formidable survol de l’île en hélicoptère.Merci à Effinov pour les boissons optimales, pour le parfait équilibre qu’elles m’apportent.
Merci à Celnat et Green Magma pour mon alimentation quotidienne.
Merci à LT Labo pour mes compléments alimentaires.
Merci à Anthony Bruni et au Vacoa pour mes déplacements et l’accueil.
Crédit Photo Laï ju et organisation Grand Raid Réunion - Officiel


3 commentaires:

chrisdubéarn a dit…

Fabuleux !!
d'abord sa victoire, ensuite ce récit , j'en ai la chair de poule
Cela me ramène 11 ans en arrière, putain, déjà 11 ans !!
Je souhaite à tous les nouveaux maratouristes de vivre un jour cette expérience , aux anciens qui ne l'ont pas vécu aussi, bien sûr, SPECIALEMENT à Philippe, qui mérite d'ajouter ce fleuron à sa collection
Chrisdubéarn

Anonyme a dit…

joli CR mais beaucoup trop de pub pour ses sponsors!!!

steph

Philippe Poncin a dit…

Tu sais Christian, même si j'en ai envie (de moins en moins car il y en a tellement de nouvelles aussi belles plus près), je trouve que cette course, comme le marathon des sables, devient un peu une histoire de fric.
Pas possible d'avoir un dossard sans prendre le billet d'avion avec. Donc si on veut rester en vacances un mois après la course, pas facile...
Cela change de 2004 quand vous l'avez fait.

Philippe